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Le grand Ferret ou Ferré (bronze de F. Martin Longueil Sainte-Marie – photo Pascal Taquoy)

par l’abbé Morel, extrait de l’Annuaire de L’Oise de 1894

L’année 1359 fut particulièrement terrible pour les villages situés entre Creil et Compiègne. Maîtres du château-fort de Creil, les Anglais ravageaient tout le Beauvaisis. Leurs bands, lancées dans toutes les directions, levaient des contributions exorbitantes, détruisaient les églises ; pillaient et incendiaient et souvent massacraient en masse les populations. Le roi Jean II, dit le Bon, fait prisonnier trois ans auparavant à la bataille de Poitiers, pleurait à Londres ses malheurs et les désastres de la France ; son fils aîné, le Dauphin Charles de Normandie, futur Charles V, âgé de 22 ans avait pris la régence du royaume.

Jean Fillion, dit Jean de Venette, natif du village de Venette, près de Compiègne, était religieux carme au couvent de la place Maubert, à Paris. Son récit, qui va de 1340 à 1368, est écrit en latin ;  il retrace notamment les exploits d’un héros local, le grand Ferret :

« Le dauphin Charles, raconte Jean de Venette, venait de faire la paix avec Charles-le-Mauvais, roi de Navarre. Cette réconciliation irrita les Anglais, qui s’efforcèrent de rendre plus dur encore le joug qu’ils faisaient peser sur la France ; mais ils n’y réussirent pas au gré de leurs désirs et furent au contraire, Dieu aidant, vaincus en plus d’un combat particulier. Je ne citerai qu’un seul tait, tel que je le tiens de témoins dignes de foi.
L’affaire s’est passée tout près de mon pays natal et fut rondement expédiée par les paysans ou Jacques Bon­homme. L’action a eu lieu dans un petit village du diocèse de Beauvais, nommé Longueil, aux environs de Compiègne, à peu de distance de Verberie, qui n’en est séparé que par la rivière d’Oise.
« Là se trouve un château-fort très convenable appartenant au monastère de Saint-Corneille de Compiègne. Les habitants du voisinage comprirent qu’ils courraient un grand danger, si les ennemis s’emparaient du château. Après en avoir obtenu la permission du seigneur régent, ainsi que de l’abbé de Saint-Corneille, ils s’y installèrent avec des armes et des vivres. Ils demandèrent également au seigneur-duc, l’autorisation de se choisir entre eux un capitaine et ils s’engagèrent à défendre la place au péril de leur vie.
« Munis de ces pleins pouvoirs, beaucoup de villageois se mirent en sûreté dans le château et élurent pour capitaine l’un d’entre eux, grand et bel homme, nommé Guillaume l’Aloue. Celui-ci prit pour adjudant un autre paysan d’un dévouement absolu, d’une force extraordinaire, d’une robuste carrure, d’une physionomie avenante et d’une taille bien proportionnée, du reste plein de vigueur et d’audace. Malgré cet aspect imposant, ce paysan n’avait ni fierté ni arrogance et ne s’en faisait nullement accroire. On l’appelait le grand Ferret.

« Deux cents personnes s’installèrent donc dans la forteresse. C’étaient des laboureurs ou des manouvriers, gagnant péniblement leur pauvre vie. En apprenant ces préparatifs de défense, les Anglais qui occupaient le château de Creil n’eurent pour de telles gens qu’un dédain affecté.
« Allons, dirent-ils, chasser ces manants de leur fortin. Emparons-nous d’un poste si avantageux et si bien approvisionné ».
Ils y vinrent au nombre de deux cents. On négligeait défaire sentinelle. Les portes restaient ouvertes. Les Anglais pénétrèrent hardiment dans la place. Au bruit qu’ils firent les paysans qui étaient dans les salles coururent aux fenêtres. Cette subite agression de guerriers bien armés les jeta dans la stupéfaction. Le capitaine cependant descendit avec quelques-uns des siens et se mit à frapper deçà et delà, mais sans succès; car environné de toutes parts, écrasé parle nombre, il tomba mortellement blessé par les Anglais. A cette vue ceux de ses compagnons qui étaient restés dans les chambres et surtout le grand Ferret se dirent :
» Descendons et vendons chèrement notre vie, car ils vont nous massacrer sans pitié. »

Et se groupant habilement, ils descendirent par diverses issues. Frappant alors à lourde bras sur les Anglais, ils manœuvraient comme s’ils avaient été dans leurs granges à battre le blé avec des fléaux. Ils levaient leurs bras en l’air et les déchargeaient avec tant de raideur sur les Anglais que chaque coup faisait une blessure mortelle.
« Quand le grand Ferret passa près du capitaine, son maître, baigné dans son sang, il ne put maîtriser sa douleur et poussa de profonds gémissements, mais en même temps il se rua sur les Anglais avec furie. Comme il dépassait ses compagnons, ainsi que les ennemis, de la tête et des épaules, on le voyait brandir sa hache, presser et redoubler ses coups pesants et mortels. Il frappait avec une telle impétuosité que la place se vida devant lui. Atteignait-il quelqu’un, si le coup portait droit, il lui fendait le casque, lui faisait jaillir la cervelle et retendait mort à ses pieds. A l’un il fracasse la tête, à l’autre les bras, il broie celui-là par terre. Son intrépidité est si grande qu’en moins d’une heure, à la première attaque, son bras en tue dix-huit sans compter ceux qu’il blesse. Enhardis par son exemple, ses compagnons se précipitent sur les Anglais avec acharnement. Qu’ajouterai-je? Il en périt tant devant eux et surtout devant le grand Ferret que toute cette bande d’Anglais est contrainte de chercher son salut dans la fuite. Les uns, voulant franchir les fossés, s’y noient ; les autres, croyant s’échapper parla porte, chancellent sous les coups des gens de l’intérieur.
« Arrivé au milieu de la cour, où les Anglais avaient planté leur étendard, le grand Ferret tue le porte-enseigne, arrache le drapeau et dit à l’un de ses compagnons d’aller le jeter dans le fossé, à l’endroit où le mur inachevé présentait une ouverture. « Ce n’est pas possible, répondit celui-ci, avec un geste d’effroi. Ne vois-tu pas qu’une masse d’Anglais nous sépare du fossé et en intercepte les abords. » « Suis-moi, reprend le grand Ferret, apporte le drapeau. » Et marchant en avant, sa hache vigoureusement levée des deux mains, il frappe à droite, il frappe à gauche, et par .sa bravoure s’ouvre un passage jusqu’au fossé. Dans cette seconde attaque beaucoup d’Anglais furent encore tués ou mis hors de combat. Mais rien ne s’opposa plus à ce qu’on jetât dans la boue l’étendard ennemi, « Après s’être un instant reposé, le grand Ferret revient à la charge et frappe si rudement sur ceux qui étaient restés à leur poste, qu’ils ne songèrent qu’à fuir. Ce fut un sauve qui peut général. C’est ainsi qu’en ce jour presque tous les Anglais qui avaient pris part à l’expédition furent tués ou noyés ou mis hors de combat, grâce à Dieu et au grand Ferret, qui, en cette dernière attaque, à ce qu’on rapporte, étendit par terre plus de quarante hommes.

« Dans ce combat cependant fut blessé à mort le capitaine Guillaume l’Aloue. La bataille achevée, il vivait encore. On le porta sur un lit. A son appel, tous ses compagnons se rangèrent auprès de lui et firent choix d’un autre capitaine Colard Sade pour le remplacer. Ses blessures s’étant rouvertes, il mourut tout d’un coup. D’abondantes larmes furent versées à ses funérailles. C’était un homme sage et bon.

« Les Anglais, apprenant la défaite et la mort de leurs compagnons d’armes, en conçurent un violent dépit. C’est, disaient-ils, une trop grande honte que tant de guerriers, si braves, aient été massacrés par cette poignée de vilains. Aussi, dès le lendemain, s’assemblèrent-ils de toutes les forteresses voisines, pour se porter vers Longueil contre les villageois qui ne les craignaient plus autrement. Arrivante l’improviste, ils disposèrent tout pour une formidable attaque. Les villageois s’y attendaient. Ils sortirent préparés à une lutte acharnée, Au premier rang marchait l’invincible grand Ferret, dont les Anglais avaient entendu célébrer la bravoure et les coups pesants. Dès qu’ils l’eurent vu et qu’ils eurent senti le poids de sa hache et de ses bras, ils regrettèrent d’être venus ce jour-là au combat. Pour tout dire en un mot, la plupart d’entre eux furent tués ou mortellement blessés. Quelques-uns s’enfuirent. D’autres, d’illustre extraction, furent faits prisonniers. Les gens de Longueil auraient pu les mettre à rançon, comme font les nobles entre eux. Ils se seraient enrichis. Ils ne le voulurent pas. « Nous préférons vous garder prisonniers, leur dirent-ils. De la sorte vous ne pourrez plus nous nuire. »
« Les Anglais avaient donc été défaits à deux reprises. Le grand Ferret avait frappé et manœuvré si bien, qu’ils ne purent se défendre des coups qu’il leur avait portés avec tant d’adresse. Le combat terminé et les Anglais battus, le grand Ferret, altéré par une excessive chaleur et par la fatigue, alla puiser de l’eau froide, en but une grande quantité et fut immédiatement pris par la fièvre. Laissant ses compagnons, il retourna chez lui, tout près de là, à Rivecourt, son pays natal. Il se mit au lit malade, sans toutefois se séparer de sa hache, dont le fer était si pesant, qu’un homme ordinaire, s’y prenant à deux mains, avait de la peine à la soulever de la terre à ses épaules.
« Quand les Anglais surent la maladie du grand Ferret, ils en éprouvèrent une grande joie, car lui présent, nul n’osait approcher du village. Afin de ne pas lui laisser le temps de se rétablir, ils envoyèrent furtivement à son domicile douze de leurs compagnons pour l’égorger. Sa femme les vit venir de loin. Elle courut aussitôt au lit du malade : « Ouais ! Mon pauvre Ferret, lui cria-t-elle, voilà les Anglais. A coup sûr ils viennent pour te prendre. Que vas-tu faire? » Oubliant ses souffrances, il s’arme à la hâte, prend sa pesante hache, avec laquelle il avait tant de fois frappé à mort les ennemis, et sortant de sa maison il les rencontre dans sa petite cour. « Tas de brigands, leur cria-t-il, vous venez, comme des lâches, me saisir au lit. Vous ne me tenez pas encore. » Et s’adossant contre un mur, afin qu’on ne pût le cerner, il se rua sur eux avec impétuosité. Brandissant sa hache, avec une force que doublait sa colère, il se défendit vaillamment. Ceux-ci l’attaquent avec rage, voulant à tout prix l’avoir mort ou vif. Quant à lui, se voyant si traîtreusement accablé, il s’élance sur eux avec une telle exaspération qu’il n’en atteint aucun sans le faire tomber de malemort. Il déploie contre eux tant de fureur, qu’à la vue de ses coups, c’est à peine s’ils songent à se défendre. En ce petit combat, cinq d’entre eux succombèrent mortellement blessés. Les sept autres n’en demandèrent pas davantage et prirent la fuite.

« Le héros, ainsi triomphant, regagna son lit ; mais, échauffé par ces coups répétés, il but encore de l’eau froide en abondance, ce qui fit redoubler la fièvre. La maladie fit des progrès rapides. Peu de jours après, le grand Ferret, muni des sacrements de l’Eglise, quitta ce monde et fut enterré au cimetière de son village. Ses compagnons et sa patrie le pleurèrent, car, lui vivant, les Anglais se seraient toujours tenus à l’écart de ce lieu.
« Après cet échec, les Anglais saccagèrent dans cette partie du Beauvaisis beaucoup de hameaux et de villages, les livrant à l’incendie ou au pillage, prenant les hommes ou les tuant. Mon village natal, Venette, près Compiègne, devenu comme tant d’autres pays voisins, la proie des flammes, retentit encore des gémissements des victimes. Dans cette région, les vignes, qui donnent cette liqueur destinée à réjouir le cœur de l’homme, ne furent ni taillées ni cultivées. Les champs ne reçurent ni labours, ni semences. Il ne resta ni bœufs ni brebis dans les pâturages. Les toits des églises, comme ceux des maisons, demeurèrent délabrés. Leurs ruines calcinées offraient un spectacle lamentable. Au lieu des prairies verdoyantes et des champs couverts de moissons ou de légumes, qu’on admirait autrefois, l’œil s’arrêtait attristé sûr les orties et les chardons qui avaient tout envahi. Les cloches n’appelaient plus les fidèles aux saints offices. Elles ne servaient qu’à avertir lespopulations.de l’approche de l’ennemi. Le tocsin sans cesse répétait : Fuyez ou cachez-vous  »

On voit encore tout près de l’église de Longueil-Sainte-Marie le château-fort, théâtre des exploits du grand Ferret. II est bien déchu de sa splendeur d’autrefois ; son premier étage a été supprimé, son fossé d’enceinte a été comblé, en même temps que son pont-levis a disparu. La base d’une grosse tour qui jadis s’élançait à une grande hauteur, et quelques ornements, sculptés dans le style de la renaissance, au-dessus d’une porte, dans la cour, attestent seuls l’importance qu’a eue cette demeure à une autre époque. Convertie en ferme, il y a deux siècles, elle est restée jusqu’à la Révolution la propriété de l’abbaye du Val-de-Grâce, à laquelle Louis XIV l’avait donnée avec toute la mense abbatiale de Saint-Corneille en 1659
A quelques pas de l’entrée de cet ancien château-fort, sur la place de Longueil-Sainte-Marie, a été érigé, en 1889, un groupe en bronze, représentant le grand Ferret abattant de sa hache un Anglais. On a dit, lors de l’inauguration de cette statue, qui s’est faite le dimanche 23 juin 1889 : « C’est un très beau bronze bien fini, mais trop petit pour rappeler les forces herculéennes de son personnage. » Cette appréciation ne saurait changer. Le groupe n’a que 1 mètre 32 cent, de hauteur. L’œuvre est signée : Félix Martin, 1888. Sur le socle taillé en fût on lit cette inscription :

LE GRAND FERRÉ
Au canton d’Estrées-Saint-Denis
G. Meurinne conseiller général 1871-1883
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