La rue du Croissant a été l’une des premières victimes de la guerre de 1939-1945. Elle fut sérieusement atteinte, en mai 1940, lors du premier bombardement de Compiègne par l’aviation allemande. Il me souvient d’avoir pu, ce jour-là, contempler cette rue du haut du toit effondré de la maison du marchand de toiles qui existait au coin de la place du Change. Sous les décombres des étages supérieurs de cet immeuble, une vieille femme se trouvait ensevelie. Avec des pompiers et quelques passants, il nous fallut essayer de la dégager. Travail lent et pénible, car on ne pouvait se servir d’aucun outil, de crainte d’atteindre la pauvre femme dont on percevait les gémissements. Il nous fallait gratter les pierres et les débris avec nos ongles pour arriver à délivrer la victime, pendant que les avions ennemis tournoyaient encore. Enfin, après de patients efforts, l’infortunée était tirée, encore vivante, de sa terrible position et recueillie par les ambulancières anglaises. Elle ne survécut que peu de temps, mais, au moins, put-elle mourir dans son lit, entourée de sa famille, au lieu de périr étouffée sous les tuiles, les moellons et les débris de charpente de sa demeure.
Ces tristes évènements amenèrent l’élargissement et la transformation de cette rue du Croissant que nous avons connue si étroite à son entrée sur le Change.
Avant d’avoir eu à souffrir des bombardements, la petite rue du Croissant pouvait déjà enregistrer bien des souvenirs. Comme presque toutes nos voies publiques, elle avait son histoire.
Percée à travers la muraille de l’enceinte primitive de la ville, elle formait la limite du Tour du Chevalet, entre le Change et les rues des Boucheries et des Cordeliers, et du Tour du Croissant bordé de l’autre côté de la rue des Lombards.
La rue tirait son nom de l’Hôtel des Croissants qui avait sa façade sur la partie de la place du Change qui s’appelait alors la rue des Prisons. Cet hôtel, qui avait pour enseigne trois croissants de lune entrelacés « avait, dit Coët, son pignon en bois hourdé ; les étages supérieurs s’avançaient en encorbellement sur la place ; les poutres transversales étaient ornées de sculptures ; elles reposaient sur des consoles représentant des figures grimaçantes. Les poteaux corniers avaient des statuettes de saints, en forme de cariatides. »
Au bas de l’enseigne, on lisait cette inscription :
“Tout passant peut ici s’ébattre,
Qu’il ait deux pieds, qu’il en ait quatre”
Ce qui était une façon de traduire l’inscription que l’on voyait en beaucoup d’autres hôtelleries : « Ici, on loge à pied ou à cheval. »
L’hôtel du Croissant (n°32) aurait appartenu, dit-on, au cardinal Pierre d’Ailly. C’est dans cette auberge que les attournés Thomas Quillet, Antoine Le Boucher et François de Miraumont, auraient reçu, en juillet 1422, le grand bailli de Senlis venu installer le gouverneur de la ville.
Selon Arthur Bazin, l’Hôtel aurait appartenu, au XVI siècle, à Antoine Charpentier puis à sa veuve, et serait passé ensuite à Guillaume Defland ; à Athanase Levesque ; à la veuve Fournier ; en 1663, à Clément Gervais, puis à Suzanne Fournier, à Louis Bruyant maître fourbisseur et, en 1727, à Bruyant fils.
A l’autre angle de la rue du Croissant et de la place du Change était l’hôtel des Faucilles, qui fut tenu par le tavernier Robert Alexandre.
La maison voisine, sur la rue des Prisons, était occupée par l’apothicaire Antoine Sergent. Au dessus de la porte d’entrée, dit Bazin, était la statue de bois d’un pileur. Aux poutres saillantes de la façade étaient suspendues des guirlandes de plantes médicinales. A l’intérieur, on voyait, suspendus au plafond, des écailles de tortues et un crocodile empaillé.
L’apothicaire Sergent était, paraît-il, une figure originale de la ville. Il avait la clientèle de la Cour, lorsqu’elle venait à Compiègne. Il se piquait d’être poète et avait mis en vers ses préparations pharmaceutiques. Ce personnage mourut en 1660. Il eut été digne d’inspirer Molière.
Jacques Mermet.